VICTOR SERGE
OU L'ERRANCE D'UN RÉVOLUTIONNAIRE

PAR JEF RENS


C'est en 1936 que j'ai fait la connaissance de Victor Serge. La rencontre eut lieu chez Raymond Bottelbergh, qui était fonctionnaire dans une administration chargée de la construction de logements sociaux.

Victor Serge sortait d'un long exil en Sibérie. Libéré par Staline à la suite d'interventions personnelles d'André Gide et de Romain Rolland, il avait été autorisé à quitter la Russie soviétique en compagnie de sa femme et de ses enfants. Né à Ixelles, Serge était alors revenu en Belgique à l'invitation de Charles Plisnier.

Lors de cette première rencontre, nous étions entourés d'un cercle d'amis, parmi lesquels Plisnier, Bracops, Tasca, Laurat. Autant d'hommes qui, à un moment ou l'autre de leur vie, avaient été attirés par la révolution russe. À la fascination, avait suivi le désenchantement. Mais chez aucun d'eux, celui-ci n'avait entamé la foi en l'idéal socialiste. En un certain sens, on pourrait qualifier le groupe qu'ils formaient de révolutionnaire réaliste. Victor Serge me frappa immédiatement par la beauté de son visage; la noblesse de ses traits donnait la sensation qu'il était éclairé par une sorte de feu intérieur.

La discussion, à laquelle je n'étais pas en mesure de prendre part, porta sur les péripéties qu'ils avaient vécues ensemble au sein du Parti communiste. Certaines d'entre elles s'étaient déroulées en Union soviétique même.

Serge, Tasca et Laurat s'étaient connus à Moscou. Ils avaient assez vite pris leurs distances à l'égard du régime. Les exécutions de 1936, celles de Zinoviev, de Boukharine et de tant d'autres avaient non seulement consommé la rupture mais fait aussi d'eux des opposants déclarés. Elles eurent aussi pour effet d'ébranler la santé de l'épouse de Victor Serge qui, si je me souviens bien, avait été la secrétaire de Zinoviev. Après leur expérience russe, Tasca et Laurat perdirent définitivement foi en la révolution comme moyen de réalisation du socialisme. Serge, quant à lui, continuait à croire en la révolution tout en l'estimant trahie par Staline.

II y avait quelque chose de pathétique dans leur conversation. Rien n'avait fait chanceler leur croyance dans le socialisme. Au contraire, ils s'accrochaient avec obstination à leur rêve et cherchaient continuellement les moyens de le réaliser.

Tout puriste qu'il fût, Serge avait conservé le sens des réalités. Un fait survenu lors de notre première rencontre fut à cet égard révélateur. Serge venait d'arriver de Russie en Belgique. Ses retrouvailles avec ces camarades qui lui étaient chers l'avaient entraîné dans une discussion enflammée. A un certain moment, la discussion fut interrompue par son fils, Vlady, un garçon d'une douzaine d'années. De sa propre initiative, Vlady avait fait le tour du quartier. II demanda à son père en lançant un regard interrogateur: « Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que la Belgique est ce pays de cocagne dont tu m'as si souvent parlé ? »

Victor sourit et demanda à son fils ce que signifiait cette question. La réponse fut surprenante. Vlady avait observé longuement un petit magasin de légumes des environs et avait remarqué qu'on y vendait tout ce que son père avait si fréquemment évoqué devant lui: oranges, bananes, chocolat, café, friandises et toutes sortes de fruits et légumes.

Ainsi, en Russie même, le révolutionnaire socialiste qu'était Serge avait qualifié de pays de cocagne une nation où l'on pouvait trouver tous ces produits dans une simple échoppe de quartier. Quel paradoxe !Après un bref séjour à Bruxelles, Victor Serge décida de s'établir à Paris où il avait le sentiment d'être chez lui. Le Parti communiste était alors en pleine expansion et son influence était à un point culminant. Serge était resté un révolutionnaire pur et le Parti n'allait pas lui rendre la vie facile. Ainsi, lorsqu'il chercha un emploi comme typographe de métier, il ne trouva que portes fermées devant lui. Le Syndicat du Livre, dirigé par les communistes, avait donné ordre à ses membres de ne pas travailler dans les ateliers où précisément Serge aurait pu trouver du travail. Comme les patrons voulaient éviter des troubles, ils refusaient de l'engager. Serge a connu une période pénible durant les années qui ont précédé la guerre. II était contraint de gagner sa vie en faisant des traductions et en rédigeant des articles mal payés.

Je l'ai rencontré à plusieurs reprises à Paris à cette époque. C'est sans amertume qu'il évoquait toutes ces difficultés ainsi que les attaques auxquelles il avait constamment à faire face. II considérait ces contrariétés et vexations, pourtant loin d'être mineures, comme un tribut à payer pour la sauvegarde de son indépendance et de ses convictions révolutionnaires. Je ne pouvais qu'admirer sa force de caractère et sa sérénité.

Les années qui ont précédé sa mort, soit vers 1945-1947, j'ai eu 1'occasion de le connaître de plus près. C'était au Mexique. Par miracle, il avait réussi à quitter la France pétainiste avec ses deux enfants après avoir confié sa femme, qui entre-temps avait perdu la raison, à un asile d'Aix-en-Provence.

Serge était arrivé au Mexique peu après la mort de Trotski avec qui il avait entretenu des contacts suivis. II ne partageait pas toutes les vues de ce dernier mais il admirait en lui le révolutionnaire intransigeant. Victor entretenait aussi des relations étroites avec les cercles de républicains espagnols réfugiés en grand nombre au Mexique. C'est ainsi qu'il m'amena un jour chez le dernier président de la République espagnole qui, d'ailleurs, à l'époque, était toujours reconnu comme tel par le gouvernement mexicain.

Serge vivait au Mexique dans un appartement modeste et très exigu. La misère était sa compagne de tous les jours. Le dévoiement de la révolution russe occupait son esprit en permanence. Dans son optique de révolutionnaire intègre, il ne parvenait à trouver aucune justification au système des travaux forcés pratiqué en Russie. Je lui fis part de mon sentiment selon lequel les camps de concentration sibériens, contrairement à l'opinion établie, représentaient un système plus condamnable encore que les camps de concentration hitlériens. Les crimes commis dans ceux-ci étaient cohérents avec la « Weltanschanung », la conception du monde, de Hitler et sa mise en oeuvre. En revanche, les camps soviétiques de travaux forcés étaient diamétralement opposés à l'idéal socialiste de la révolution de 1917 dont ils constituaient une perversion grave. Là où Hitler et ses nazis étaient, dans leur barbarie, fidèles à leurs conceptions, Staline et ses communistes, en commettant les mêmes actes barbares, étaient tout simplement des traîtres à toute vision socialiste. Bien qu'au départ un peu étonné de cette façon de voir les choses, Victor Serge m'approuva.

C'est par lui que j'appris les circonstances de l'assassinat de Trotski, un assassinat organisé par Staline de manière particulièrement lâche. Serge parfait toujours de Trotski avec tendresse, I'appelant le « vieux ». II ne se faisait aucune illusion sur les méthodes d'élimination de Staline et de ses sbires. Lorsque nous allions dîner ensemble au restaurant - et cela arrive presque tous les jours au cours de mon bref séjour - Serge prenait toujours la précaution de s'asseoir face à la porte.

Victor Serge se demandait comment Zinoviev et ses camarades en étaient arrivés à reconnaître leur culpabilité lors de leur procès. II a rassemblé le résultat de ses réflexions dans un gros roman, L'affaire Toulaev. Il m'en montra le manuscrit au moment où il cherchait un éditeur.

L'affaire Toulaev est une analyse magistrale de la psychologie des dirigeants communistes qui, dans l'intérêt du Parti, s'accusaient de crimes qu'ils n'avaient pas commis tout en sachant bien qu'ils seraient condamnés à mort par Staline. Leur foi dans le Parti en tant qu'instrument de mise en oeuvre du socialisme était sérieusement ébranlée et pourtant ce Parti restait à leur yeux la seule chance, la seule vole possible vers ce socialisme pour lequel ils avaient vécu et combattu. En affichant leur propre culpabilité, ils croyaient sauvegarder le Parti qui était à leurs yeux un repère et une balise pour le mouvement communiste.

J'avais pour compagnon de voyage au Mexique un jeune collègue socialiste chilien, Alejandro Flores. Ayant épousé une Canadienne française, il avait des contacts réguliers avec les milieux intellectuels et artistiques de Montréal. Je lui demandai s'il avait des introductions dans le milieu de l'édition au Canada français. II me répondit par l'affirmative; je l'ai alors présenté à Serge. Ils éprouvèrent immédiatement de la sympathie l'un pour l'autre. Flores emporta le manuscrit de Serge à Montréal où il fut édité une première fois par la maison d'édition « L'Arbre ».

Victor Serge souffrait du coeur. II éprouvait des difficultés à s'habituer à l'altitude de 2 400 mètres qui est celle de la ville de Mexico. Je l'ai plus d'une fois convié à m'accompagner dans de brefs voyages à travers l'arrière-pays. Chaque déplacement dans ce paysage accidenté constituait une épreuve pour le coeur de Victor. II avait le pressentiment que le Mexique lui serait fatal et il désirait émigrer vers des terres moins élevées. Les États-Unis, où il comptait de nombreuses relations, I'attiraient. C'est pourquoi je le mis en contact avec Bob Watt de 1'« American Federation of Labor » qui avait assisté avec moi au Mexique à une conférence de l'Organisation Internationale du Travail en tant que délégué des travailleurs américains.

Bob Watt aussi s'est trouvé attiré par la personnalité si attachante de Victor Serge. II mit à son tour tout en oeuvre pour obtenir à Serge un permis d'immigration. Toutes ses tentatives furent vouées à l'échec, car Serge dut bien reconnaître sur les formulaires qui lui étaient soumis qu'il avait été membre d'une organisation anarchiste. Résultat de cet ostracisme absurde, c'est à Mexico qu'a cessé de battre le coeur d'un des personnages les plus humains qu'il m'ait été donné de rencontrer au cours de ma vie...

Victor Serge rêvait d'une société dans laquelle tous les hommes seraient frères. Son oeuvre très vaste, qui comprend à la fois des essais politiques et artistiques, des romans et de la poésie, témoigne autant de ses méprises quant aux voies à emprunter pour atteindre son idéal, que de sa foi inébranlable en une humanité meilleure. Cette foi était le vrai sens de sa vie.

Son fils Vlady est devenu un peintre mexicain célèbre. Par la peinture, il perpétue la mémoire et l'honneur de Victor.


« Rencontres avec le siècle » par Jef Rens, éditions Duculot, Bruxelles, 1987, 204 pages. Cf.pp.99-102